S'agissant du textile, du costume ou de la mode, la production éditoriale, toutes catégories confondues et à l'heure où la lecture passe pour une activité en voie de disparition, est véritablement impressionnante. Dernier en date, un Livre de la soie [1] qui se présente comme un panorama mondial — une « tapisserie » dit l'auteur — des usages et manipulations de cette fibre d'exception. On y trouve en effet un état complet des connaissances actuelles sur le sujet, assorti d'un lexique des termes techniques, d'une bibliographie et de conseils aux collectionneurs. Toutefois, cet ouvrage est absolument vierge de toute note, dont le but, comme l'on sait, est de faire connaître et par conséquent de rendre accessibles au lecteur les sources utilisées, au moyen d'un complément d'information qui donne à la publication son caractère « scientifique ». En l'occurrence, cet apparat critique eût transformé ce travail en ouvrage de référence. Au lieu de cela, le lecteur éprouve une certaine lassitude à relire les mêmes récits de fondations, privés qui plus est de références, et à voir des images dont il ignore le lieu de conservation et parfois la provenance. Voici un « beau livre » comme il en existe déjà, qui fait regretter une fois de plus l'absence de travaux véritablement novateurs et critiques dans un domaine finalement peu exploité.
L'article de Lisa Monnas, publié dans le très technique Bulletin du Centre International d'Études des Textiles Anciens [2], ne bénéficie pas du même habillage editorial. Il s'interroge sur la provenance de l'étoffe d'un vêtement célèbre, conservé au Musée des Tissus de Lyon et attribué à Charles de Blois, héros malheureux de la guerre de succession de Bretagne et tué à la bataille d'Auray en 1364. Sur ce vêtement très controversé, revendiqué encore, en 1951, comme une relique bretonne, on n'apprend rien de nouveau. L'auteur, limitant son intérêt au seul tissu, rappelle simplement les « faits connus » tels que les a rassemblés Louis de Farcy dans une étude publiée au début de ce siècle [3] et reproduite ici ou là, sans aucun regard critique ni élément nouveau [4].
Ces exemples, malheureusement non exhaustifs, témoignent en premier lieu de la résistance tenace au travail pluridisciplinaire. Attitude sidérante si l'on songe qu'un travail sur la soie, par exemple, nécessite des connaissances historiques, techniques et linguistiques très vastes, compte tenu de la multiplicité des sources et des civilisations concernées par un tel sujet. De même, il semble aller de soi que l'étude de l'étoffe d'un vêtement soit présentée comme complémentaire d'un travail sur le vêtement lui-même ou/et sur ce type de vêtements en général. En second lieu, ils attestent du succès jamais démenti d'une histoire du costume qu'il faut bien qualifier d'archaïque, eu égard aux travaux qui ont tenté d'en reformuler les approches [5].
Force nous est de constater, aujourd'hui, combien cette discipline identifie connaissance et perception, au point de se méfier de tout discours sur l'objet, immédiatement suspect de déguiser la « réalité ». Françoise Piponnier, lors d'un colloque international sur « la culture matérielle »6, définit ainsi étroitement, par élimination, le champ de l'histoire du costume. Ce sont tout d'abord « la littérature épique ou la fiction romanesque » dont on craint qu'elles « ne décrivent, à partir de détails vrais, mais hors de leur contexte et de leurs proportions réels, une situation purement imaginaire où se donnent libre cours rêveries et phantasmes collectifs [...] Tout aussi suspects de partialité sont les textes satiriques ou moralisateurs [...] On n'utilisera pas non plus ici systématiquement les documents narratifs [qui] partagent les défauts des textes littéraires » tout en demeurant « utiles car les descriptions des manifestations publiques [...] y sont précises et détaillées ». Il convient enfin de se méfier des représentations figurées, toujours plus ou moins « stéréotypées ». En définitive, c'est tout le domaine de la représentation, qui recèle la manière dont les contemporains ont objectivé leur rapport au paraître, qui se trouve écarté. Ainsi présentée, l'histoire du costume reste attachée à un projet de restitution du passé, à travers la reconstitution des objets d'un vestiaire dont la matérialité, comme j'aimerais le montrer ici au vu de quelques exemples, est par nature insaisissable.
L'illusion descriptive
Parmi la masse de documents concernés par le phénomène vestimentaire, l'inventaire occupe une place de choix. Il permet en effet, en un lieu et pour une période donnés, de connaître les commandes en matière de vêtements d'une maison princière ou d'un milieu le plus souvent aisé. Nombre de travaux ont été consacrés au dépouillement de comptes et d'inventaires, afin de mettre en évidence les choix vestimentaires et les goûts d'une société [7].
Le texte de l'inventaire consigne par écrit les caractéristiques d'un objet effectivement réalisé pour une occasion précise. Ainsi, le duc de Bourgogne Philippe le Hardi, « pour paroistre avec honneur » à l'entrée à Paris de la nouvelle reine de France Isabelle de Bavière, se fit faire :
« un pourpoint de veluau vermeil garni de plusieurs pieces d'or férues en estampes en guise de losanges et quarrés. Il y avoit au demi corps de ce pourpoint en haut quarante brebis et quarante cygnes de perles ; chaque brebis avoit une sonnette pendue au col, et chaque cygne en tenait une au bec. Ce pourpoint avoit soixante-dix-huit fleurs d'or esmaillées de rouge clair. Un autre pourpoint de veluau vermeil tout de brodure le demi corps en haut estoit couvert de perles. Il y avoit quarante soleils d'or à ce pourpoint et quarante-six fleurs d'or esmaillées de bleu, et en chacune fleur une clochette d'or en façon de marguerite » [8].
Le responsable de la garde-robe énumère encore deux autres pourpoints de velours, pareillement ornés de perles et de pierres précieuses, que le duc se fit faire pour la même occasion.
Le texte de l'inventaire procède à une description minutieuse de l'objet — les motifs des broderies, la couleur des pierres et de l'étoffe — dans le dessein avoué d'identifier précisément les pièces qui relèvent d'une responsabilité particulière, celle du valet de chambre qui est aussi, dans ce cas, orfèvre, d'où sans doute la précision des termes employés. Clairement rédigé, comme c'est ici le cas, il permet d'évaluer la valeur marchande, et peut s'avérer très utile lorsqu'il s'agit de reconnaître une pièce volée. Tout entier dévoué à l'extériorité de ce qu'il recense, l'inventaire livre a priori une matérialité que l'histoire du costume, soucieuse de distinguer des formes et d'en décrire l'évolution, a toujours valorisée.
Dans bien des cas cependant, le détail ne nuierait-il pas à la compréhension de l'ensemble ? Reconnaissons en effet, dans cet exemple, que si les broderies, perles et pierres précieuses ont aujourd'hui, peu ou prou, la même acception qu'au XIVe siècle, le pourpoint qui les supporte a gagné en opacité. Or ce vêtement, évidemment familier aux contemporains du rédacteur, est simplement donné dans son appellation spécifique. Seules ses caractéristiques techniques et plastiques, qui le qualifient d'une manière plus circonstanciée et l'authentifient aux yeux de son propriétaire, nécessitent une description particulière. De sorte que, dans ce cas précis, l'ornementation du vêtement nous demeure familière alors qu'il nous est difficile de visualiser celui-ci.
Par ailleurs, nous ignorons tout de la manière dont étaient portés ces vêtements. Tous sont associés à la même cérémonie, l'entrée de la reine à Paris. Sont-ils réservés à des moments particuliers, ou bien le duc en use-t-il à son gré, dans une démonstration ostentatoire de sa richesse comme de son élégance ? Avec quelles autres pièces sont-ils portés ? Quelle place occupent-ils dans l'échelle de valeur esthétique du paraître curial ? L'inventaire ne nous permet pas de répondre à ces questions. C'est dire si la réalité à laquelle nous sommes cependant confrontés nous demeure inconnue.
L'opacité de la terminologie contemporaine qui résulte de la lecture des inventaires nous met ainsi en garde contre l'illusion descriptive. L'inventaire ne décrit que pour rendre perceptible, et singulier, un objet connu des contemporains. Cette description porte donc moins sur la nature de l'objet que sur ses particularités. Nous qui sommes d'un autre temps, comment pourrions-nous prétendre connaître un objet au vu de quelques-unes de ses déclinaisons ornementales, qui ne constituent en aucun cas ses propriétés intrinsèques ? Les broderies de perles, à l'évidence, ne sont pas réservées aux pourpoints. En revanche, le fait que ces vêtements puissent bénéficier des matériaux les plus précieux indique la faveur dont ils jouissaient auprès de l'oncle du roi de France Charles VI. Dans bien des cas, l'ensemble des pratiques réglementant l'usage d'un vêtement ouvre ainsi des perspectives plus éclairantes que la seule restitution d'une chose dont la compréhension est bien souvent problématique.
L'illusion nominale
Pour autant, l'inventaire présente un intérêt sémantique indéniable, qu'il partage avec bien d'autres documents écrits. Mais les mots donnés aux choses engendrent souvent une polysémie déroutante. C'est ainsi qu'en consultant divers dictionnaires et histoires du costume qui font aujourd'hui autorité, on aura quelque difficulté à comprendre quel vêtement il convient d'appeler pourpoint, compte tenu de la variété des vêtements masculins à une certaine époque.
Au cours du XIVe siècle en effet, de nombreux documents conservés attestent d'un engouement nouveau, généralisé à l'ensemble de l'Europe, pour des vêtements de type militaire, courts, étroits et rembourrés au niveau du buste, portés comme des vêtements de dessus à part entière et revendiqués comme tels par les plus grands seigneurs jusqu'au début du XVe siècle [9]. Ces habits courts reçoivent cependant des appellations diverses dont l'usage n'est pas toujours clairement défini.
Viollet-le-Duc, que l'on peut à bon droit considérer comme le père de l'histoire du costume [10], date le pourpoint de la fin du XIIIe siècle, mais considère qu'il n'accède à l'existence — et par conséquent à l'histoire — que lorsqu'il est un vêtement élégant, porté par les jeunes gens aisés du XVe siècle. De fait, les quatre représentations figurées qui lui servent d'exemples pour étayer son point de vue appartiennent toutes à la seconde moitié du siècle, de sorte que ce vêtement est inévitablement associé, dans l'esprit du lecteur, à l'habit court masculin de cette période. On remarque toutefois des différences sensibles qui tiennent compte, de toute évidence, du statut social du porteur : le pourpoint à la carrure accentuée et aux larges manches du jeune gentilhomme est bien éloigné de celui, beaucoup plus près du corps et à manches étroites, des « gens de petit état ».
Jules Quicherat, dont le manuel est également souvent sollicité de nos jours, définit le pourpoint comme une sorte de « justaucorps rembourré » [12], appelé parfois gipon. Ce vêtement court et étroit, que le rembourrage du buste désigne plutôt comme une pièce militaire, se porte sous un jaque ou une jaquette, vêtement également court et étroit. L'auteur met l'accent, à juste titre, sur un changement profond des habitudes vestimentaires (« une révolution radicale »), qui substitue à l'ancienne superposition de deux vêtements longs, la cotte et le surcot, la nouvelle combinaison pourpoint /jaque. Cependant, il ne distingue pas clairement ces deux pièces, qui paraissent fort semblables à la lecture de son propos. On peut juste supposer, sans en avoir la confirmation, que le jaque est dépourvu de rembourrage. La publication, en 1929, d'une étude consacrée aux vêtements portés par Jeanne d'Arc lors de son arrestation [13] apporte des éclaircissements attendus au sujet du pourpoint. Dans cet ouvrage qui détaille toutes les pièces vestimentaires et en donne le patron, le pourpoint, du moins dans les années 1425-1430, est ce vêtement court et étroit porté directement sur la chemise. C'est donc le premier vêtement de dessus à proprement parler, la chemise étant longtemps considérée comme un vêtement de dessous faisant partie du linge. Il est caractérisé par un fort rembourrage du buste au moyen de plusieurs épaisseurs piquées ensemble, suivant un procédé identique à celui utilisé pour les couvertures « matelassées », qui lui donne son nom. Une variante très répandue, que l'on peut observer aujourd'hui sur l'exemplaire conservé à Lyon, consiste dans la précision de l'ajustement des manches au moyen d'emmanchures très échancrées [14]. Ce vêtement est encore appelé gipon, doublet, jupe 15.
Aujourd'hui cette opinion est largement partagée, mais une certaine confusion règne encore quant à l'usage du jaque et/ou de la jaquette. Françoise Piponnier, reprenant une définition plus ancienne, définit le jaque comme un vêtement court et ajusté, à la fois civil et militaire, en vogue sous Charles VI et Charles VII. La jaquette ne s'en éloigne que par sa longueur [16]. François Boucher, quant à lui, distingue nettement jaque et jaquette. Le premier est un vêtement militaire courant aux XIVe et XVe siècles, tel qu'on en voit dans le manuscrit des Grandes Chroniques de France réalisé pour Charles V vers 1375. La seconde est un vêtement civil, « dérivé » du précédent et porté essentiellement par les paysans, à qui il valut le surnom de Jacques [17].
Il est possible qu'au terme de cette enquête, le lecteur ait encore des doutes quant à la nature du pourpoint, et ne soit qu'incomplètement satisfait à l'idée qu'un vêtement puisse changer de forme tout en conservant son appellation première, ou au contraire subir des modifications linguistiques sans que sa configuration en soit structurellement affectée [18]. On peut être également surpris par l'utilisation du modèle de l'évolution des espèces appliqué au phénomène vestimentaire, comme si le vêtement, fabriqué par l'homme, subissait une sorte de loi génétique propre [19]. Il est enfin curieux que les auteurs se soient si peu préoccupés d'identifier précisément les amateurs de pourpoints, tout en reconnaissant l'importance du statut du porteur pour l'usage vestimentaire proprement dit.
Consultera-t-on les spécialistes de la langue française, et en premier lieu Du Cange ? Première surprise : il n'y a pas d'article « pourpoint » dans le Glossarium ad scriptores mediœ et infimœ latinitatis. On trouve cependant d'autres termes se référant au même genre vestimentaire, et les textes cités, allant du XIe au XVIe siècles, soulignent effectivement l'évolution linguistique de cette pièce principale du vestiaire masculin jusqu'à l'époque moderne.
Gambison est le terme le plus fréquemment cité depuis le XIIe siècle environ. Il désigne un vêtement fait de laine feutrée, fortement rembourré et piqué de façon à protéger le corps des blessures de l'armure comme des coups extérieurs. C'est donc un vêtement militaire [20], porté sous la cuirasse, qui est donné comme synonyme de pourpoint dans des textes bien postérieurs. Les statuts des « armoiers & coustepointiers » de Paris, pour l'année 1296, parlent encore de cottes gamboisées. Le terme se réfère donc à un rembourrage de l'étoffe davantage qu'à une forme vestimentaire particulière, ce qui explique sans doute sa longévité.
Un autre terme apparaît plus tardivement pour désigner un vêtement court et étroit, sévèrement jugé par les textes législatifs mais dont l'usage, militaire ou civil, n'est pas clairement défini. Il s'agit du gipo ou gipon, synonyme de porpoent qui est employé couramment dans les langues françaises et anglaises à la fin du Moyen Âge. Au plus fort de la guerre de Cent ans, l'impact de ce terme n'est guère surprenant, et c'est finalement cette appellation qui passera à la postérité.
La lecture de Du Cange montre ainsi que l'unanimité autour d'un terme, tardif qui plus est et attesté dans deux langues, ne saurait faire oublier les synonymes et variantes locales redécouvertes par la fréquentation des textes contemporains. Elle met aussi en évidence la caractéristique essentielle de ce genre vestimentaire, qui réside dans une disposition particulière de l'étoffe, pouvant concerner des formes diverses, comme en témoignent les termes de cotte gamboisée ou encore houppelande gamboisée [21]. On en conclura que le pourpoint est un « vêtement point » parmi d'autres, dont la fortune, jamais démentie durant l'époque moderne, trouve son origine dans son adoption comme vêtement élégant, au cours du XIVe siècle.
L'étude de la terminologie, de ses emplois et de ses occurrences dans des textes variés, permet ainsi d'évaluer la richesse sémantique d'une chose, souvent révélatrice de sa place dans le système de valeurs et l'imaginaire d'une société. Ce travail, long et parfois fastidieux, est essentiel à la pratique de l'histoire du costume qui, au vu de l'exemple précédent, observera le même prudent recul vis-à-vis des instruments de travail que sont dictionnaires et histoires du costume. Ces précieux ouvrages, qui restituent avant tout leur propre pratique des traditions linguistiques [22], doivent subir la même lecture critique que les nombreuses sources qu'ils sollicitent.
Quant aux textes contemporains cités dans ces ouvrages, leur diversité, si l'on excepte la catégorie des inventaires et des textes législatifs, a fait reculer plus d'un historien du costume sous le prétexte d'une dérivation possible vers l'«idéalisation », le « rêve », le « stéréotype », perçus comme autant d'obstacles à la perception du vêtement « réel » [23]. Les textes « littéraires », notamment, entretiennent une forme tenace de suspicion, et l'on voit couramment admise l'opinion selon laquelle le réel présent dans ces textes est en quelque sorte parasité, moins « objectif » que celui des inventaires, par exemple. On y rencontre cependant le même vocabulaire et on voit mal comment l'intentionnalité inhérente au texte serait une gêne dans le cas d'un auteur « littéraire » et non dans celui d'un notaire.
La législation somptuaire a suscité et suscite encore de nombreux travaux apportant un éclairage nouveau sur l'histoire des phénomènes vestimentaires [24], alors que les conciles, qui représentent un corpus du même ordre concernant cette catégorie très vaste et au fond peu connue que sont les clercs, n'ont pas bénéficié du même engouement de la part des historiens du costume [25]. De même la prédication, qui sait si bien, à la fin du Moyen Âge, user d'anecdotes connues et railler les modes contemporaines, gagnerait à être davantage étudiée de ce point de vue. Plus ignorés encore, car de forme plus diversifiée et n'ayant pas fait l'objet de véritable corpus édité, les textes qui relèvent de la didactique mondaine, de la satire morale ou politique, des ars amandi, de la fiction ou de la poésie, tous ces miroirs, doctrines et débats anonymes qu'un Charles- Victor Langlois avait pris pour base de son étude sur La vie en France au Moyen Âge [26], auraient beaucoup à apprendre à l'historien des phénomènes vestimentaires [27].
Il est en effet possible de concevoir des genres discursifs différents sans pour autant les rendre hermétiques les uns aux autres, en leur attribuant une note de fiabilité déterminée par l'idée que l'on se fait aujourd'hui de la teneur en vérité d'un fait transmis. Ces documents, qui ont en commun de transmettre un discours sur les attitudes vestimentaires de leurs contemporains, appellent moins la transposition d'un réel dont ils seraient le reflet plus ou moins déformé, qu'ils n'exigent une pratique mettant en évidence la manière dont les hommes objectivent leur rapport au vêtement et à l'apparence en général : une archéologie, en somme, plus proche de celle élaborée par Michel Foucault. Cette approche me semble particulièrement indiquée lorsqu'on aborde le phénomène vestimentaire de la fin du Moyen Âge et de la Renaissance, qui envahit le champ du discours et de la représentation précisément parce qu'il se constitue, à cette date, comme une catégorie du savoir ou du moins comme un objet de réflexion à part entière. Dès lors, n'est-il pas plus urgent de donner une fois pour toutes à ces documents nécessairement divers le statut de texte, et de les lire ?
L'illusion narrative
II est une catégorie de textes, pourtant estampillés du qualificatif de « littéraire », qui a toujours eu la faveur des historiens du costume. Ce sont les chroniques, qui se multiplient en Europe à la fin du Moyen Âge et relatent avec plus ou moins de détails les événements locaux, la vie de tous les jours, témoignant d'une volonté nouvelle de décrire le proche et le quotidien. Le changement vestimentaire du XIVe siècle nous est connu, de longue date, par l'intermédiaire de ces documents qui ont donné lieu, depuis le XVème siècle, à des projets éditoriaux de grande envergure [28]. Toutes les études consacrées au vestiaire de cette époque se réfèrent souvent aux mêmes extraits, sans toutefois en proposer une analyse véritablement critique.
Or, la quinzaine de chroniques [29] relatant les nouvelles modes masculines et féminines de la fin du Moyen Âge ne constituent pas, loin s'en faut, la totalité de la production historique contemporaine. Cela signifie que le phénomène vestimentaire que François Boucher nommait, après d'autres, une « révolution » [30} n'occupe pas tous les esprits, à la différence, par exemple, de la Peste Noire et de ses récurrences endémiques». Une enquête sur les chroniques nationales et urbaines permet ainsi de relativiser l'impact du changement vestimentaire : tous les auteurs désirant faire œuvre historique n'ont pas jugé bon, semble-t-il, de transmettre à la postérité les variations des modes, ou l'ont fait de façon laconique, sans leur accorder le moindre commentaire. Souverain mépris à l'égard des apparences ? Il n'est pas sûr que les auteurs plus diserts. dans ce domaine aient eu de meilleures dispositions, et l'on serait bien en peine de trouver une quelconque apologie des nouveautés dans les chroniques relatant les modifications du vêtir du XIVe siècle. Il n'est pas sans intérêt de s'arrêter un instant sur les intentions des auteurs, et d'observer comment le vestimentaire, devenu « événement », s'intègre au récit historique.
Les textes qui ont à juste titre attiré l'attention des historiens du costume ne se contentent pas de signaler ou de décrire un fait. À vrai dire, la teneur proprement descriptive de leurs écrits s'efface souvent au profit d'une véritable mise en scène des comportements vestimentaires de leurs contemporains, inscrits dans une « histoire des mœurs » avant la lettre et sollicitant le jugement — plutôt désapprobateur — du lecteur. C'est ainsi que les textes les plus souvent cités, tenus pour les témoignages les plus intéressants, rapportent systématiquement le changement vestimentaire à un événement venant bouleverser l'ordre social traditionnel.
À Florence, l'adoption de modes nouvelles coïncide avec l'arrivée au pouvoir, en 1342, de Gautier de Brienne, chevalier-mercenaire soutenu par le peuple et servant alors la France — d'où l'origine française attribuée aux nouveaux habits [31]. Pour le chroniqueur rapportant ces faits, le changement vestimentaire est emblématique d'une période politiquement troublée, dominée par la volonté populaire qui s'est donné pour chef un étranger. Adopter les modes nouvelles, c'est témoigner sa sympathie à l'égard de ce gouvernement illégitime et trahir par conséquent sa patrie. A contrario, le vêtement traditionnel des Florentins, inventé spontanément, selon un procédé démagogique bien connu, devient le fer de lance d'une spécificité nationale.
À Rome, une chronique anonyme, considérée elle aussi comme une source majeure [32], rapporte les mêmes faits aux mêmes causes et au même moment. Il s'agit dans ce cas de l'épisode révolutionnaire de 1347 au cours duquel est porté au pouvoir Cola di Rienzo, fils d'un aubergiste et d'une blanchisseuse, qui instaura un gouvernement populaire vivement critiqué par l'auteur de ce récit. Là encore, le vêtement mythique des ancêtres est brandi comme l'étendard de la paix civile, alors que les modes nouvelles sont la démonstration actualisée de la discorde.
En France, les chroniques issues de l'officine royale de Saint-Denis rendent responsables des défaites françaises face aux Anglais les nobles, davantage préoccupés d'élégance que prompts à défendre la patrie. Jean de Venette, prieur du couvent des Carmes de la place Maubert à Paris et continuateur de la chronique latine de Guillaume de Nangis, met ainsi en parallèle les expéditions couronnées de succès du roi d'Angleterre sur le continent avec les transformations vestimentaires d'une classe noble dégénérée [33]. Le passage des Grandes Chroniques de France relatif aux modes nouvelles se trouve juste après le récit de la bataille de Crécy. Pour l'auteur, la déroute des troupes françaises en 1346 provient de l'orgueil démesuré de « la fleur de la chevalerie française », dont les désordres vestimentaires sont la démonstration [34].
Ailleurs, cette diabolisation du changement vestimentaire est moins le support d'une idéologie politique que celui, plus ancien, d'un discours eschatologique. Ainsi l'abbé du monastère bénédictin de Saint-Martin de Tournai, Gilles le Muisi, se souvient de l'année 1349 comme d'une période de grands bouleversements : la guerre franco-anglaise bien sûr, mais aussi des flambées d'antisémitisme, des rumores en Orient, en Hongrie, en Allemagne et en Brabant, des processions de flagellants, des épidémies pesteuses et des catastrophes naturelles inexpliquées [35]. C'est dans ce contexte dramatique qu'apparaissent les mutations vestimentaires, annonciatrices de la fin des temps.
En Angleterre, le continuateur des chroniques de Westminster pour les années 1346 à 1367, John of Reading, décrit les mêmes transformations vestimentaires pour l'année 1365 [36]. Il évoque tout d'abord une épidémie de peste qui décima hommes et bêtes, puis un vent violent qui mit en pièces le monastère de Reading et les villages aux alentours, enfin une apparition du diable en personne. Toutes ces calamités trouvent leur source dans la frivolité des Anglais, qui adoptèrent des modes étrangères et des vêtements variés.
Pour ces deux derniers auteurs, il est clair que le désordre du monde, dont le changement vestimentaire est le point d'orgue, vient sanctionner les péchés des hommes. La transformation des apparences, dans ces textes rédigés par des hommes d'Église, est la sempiternelle métaphore des « malheurs du temps ».
Ces quelques exemples ont été souvent cités pour dater les transformations vestimentaires autour de 1340. Or, la date à laquelle les auteurs rapportent les événements décrits est différente d'un texte à l'autre, eux-mêmes écrivant à des dates éloignées. Giovanni Villani donne l'année 1342 comme point de départ des modes nouvelles venues de France, mais le mercenaire jugé responsable de cette importation n'a servi dans les armées du roi de France qu'entre 1346 et 1356, date à laquelle il est tué à la bataille de Poitiers. L'Anonimo Romano situe les faits autour de 1347, mais Stella Mary Newton pense raisonnablement qu'il écrit une dizaine d'années après les événements décrits. Gilles le Muisi est octogénaire et aveugle lorsqu'il commence à dicter ses Annales peu avant 1350, pour les terminer environ trois ans plus tard. John of Reading, qui poursuit la rédaction des Chroniques de Westminster à partir de 1346 et jusqu'en 1367, peut être considéré comme un témoin des faits rapportés. Toutefois les transformations vestimentaires qu'il décrit, semblables à celles que notent les historiens anglais ou français pour des époques antérieures, sont ramenées à l'année 1365.
Pour être « précises et détaillées », ces descriptions n'en ont pas moins un ancrage temporel plutôt flou, qui porte évidemment la trace du projet historique qui les motivent. Sans parler des variantes régionales qui ne sont sans doute pas négligeables, la complexité des relations entre le temps de l'événement et sa mise en écrit, autrement dit sa transformation en objet historique, n'a pas été suffisamment prise en compte par les historiens du costume. En outre les sources des auteurs sont loin d'être uniformes : témoignage direct, souvenir — mais la mémoire a ses faiblesses et ses raccourcis — , récit d'un tiers ou poursuite d'un travail engagé antérieurement par d'autres personnes, la chronologie de ces textes n'est pas sans intérêt dans la mesure où l'on appréhende ainsi une parole contemporaine qui est aussi, à l'instar de tout discours, reconstruction du monde. En dépit de leurs différences, ces textes partagent donc la même attitude à l'égard du comportement vestimentaire, qui apparaît toujours de la même façon : comme un symptôme, celui du monde perdu des ancêtres et celui d'un monde nouveau dont il faut prendre la mesure. L'écriture de l'histoire à l'œuvre dans ces récits, composés et rédigés après les événements décrits, se préoccupe peu des transformations vestimentaires proprement dites, qui peuvent donc intervenir à des dates différentes sans pour autant perturber le sens de l'Histoire.
Au demeurant, quel objet vestimentaire nous présente la chronique ? Remarquons tout d'abord que les auteurs évoquent davantage des silhouettes, des attitudes et des ports, que des pièces à proprement parler, dont ils ignorent parfois l'appellation.
La rareté des termes spécifiques pour désigner les éléments du vêtir est très nette chez les auteurs écrivant en latin, qui préfèrent employer des termes génériques tels que « vêtement court » ou « robe courte » au lieu de « pourpoint », par exemple. En revanche, la chronique écrite en langue vulgaire utilise plus volontiers les termes appropriés employés par les contemporains. Le vocabulaire de ces textes est d'une grande richesse pour l'historien, d'autant que les auteurs, à la différence des rédacteurs d'inventaires, emploient rarement un terme spécifique sans l'assortir de précisions. Ainsi, John of Reading livre une véritable description du paltok, dans lequel on reconnaît un pourpoint [37].
Parfois, le vêtement lui-même n'est pas nommé, car le changement affecte davantage les pièces mobiles que sont les chaussures, la ceinture, le couvrechef, les manches. L'évolution des modes masculines, aux XIVe et XVe siècles, est ainsi marquée par l'endroit du corps où porter la ceinture, l'inclinaison donnée au couvrechef, la forme et le port des manches, lieu privilégié de la nouveauté, le degré d'ajustement du vêtement au corps ainsi que, dans une moindre mesure, sa longueur. C'est ainsi que les éléments d'un vestiaire ancien peuvent nous apparaître identiques, alors que leur appellation indique qu'ils étaient perçus comme des pièces différentes. Autant dire qu'on ne saurait considérer des objets, qui se dérobent toujours à la mise en écriture, mais plutôt des réseaux subtils de relations, des sympathies et des incompatibilités de port, qui révèlent à coup sûr, chez le porteur de vêtement, sa maîtrise des apparences ou son ignorance.
L'illusion figurative
L'histoire du costume a toujours confronté au « témoignage » des écrits conservés les représentations figurées contemporaines. Face à une parole écrite devenue parfois opaque, l'image propose une vue de l'objet-vêtement qui semble immédiatement accessible, non médiatisée par le langage et s 'adressant directement, par-delà les siècles, à l'œil du spectateur. Souvent, l'image est ainsi sollicitée pour illustrer et confirmer un propos, lui donner corps.
S 'agissant du vêtement, difficilement isolable en effet du corps et des gestes du porteur, la représentation figurée est essentielle. N'est- il pas cependant désolant, à une époque où l'iconographie est devenue un vaste territoire de recherches, de la voir réduite à ce rôle subalterne ? Faut-il se réjouir de l'accumulation des images, si l'on constate dans le même temps que la constitution de répertoires ne contribue que pour une faible part au renouvellement des questions historiques ?
Ainsi les publications concernant le textile ou l'habillement, même quand elles prennent pour objet les représentations figurées, se bornent trop souvent à un recensement de la chose textile vue dans telle ou telle peinture, sans s'interroger sur la manière dont l'image capte cette chose [38]. De la même manière que l'inventaire, promu au statut de « super-texte », a pu devenir l'étalon de l'objectivité d'un document écrit, l'image n'est sollicitée que pour sa capacité à rendre visuelle, immédiate, la forme d'un objet dont la connaissance demeure ailleurs : dans le texte. Étrange dichotomie qui conduit à privilégier les images de la fin du Moyen Âge, où les realia envahissent le champ de la représentation et servent d'alibi à une passion antiquaire de l'objet.
Or, est-il encore besoin de le préciser, la peinture ou la miniature, mais aussi, plus proche de nous, la photographie [39], ne sont pas des instantanés de la vie quotidienne que nous recevrions dans une espèce d'innocence a-théorique. Ce sont des tableaux, autrement dit des « ensembles ornés selon la convenance » [40], des compositions dont l'ordre, pour être immédiatement présent à la vue, n'en exige pas moins une connaissance à l'épreuve du temps. L'opacité de la peinture est en ceci comparable à celle d'un texte dont la voix nous est à jamais éloignée. Chercher et comprendre le vestimentaire à l'œuvre dans l'image comme dans le texte exige de travailler sur la représentation, et non sur un réel à jamais disparu. Cela ne va donc pas sans risques.
Nombre d'historiens du costume ont vite admis, par exemple, que les vêtements présents dans les œuvres d'art leur sont contemporains, en vertu de l'assertion courante qui dénie à l'image médiévale tout effet de distanciation. Les acteurs des scènes bibliques sont ainsi « actualisés », vêtus comme les spectateurs auxquels ces images sont destinées.
C'est aller un peu vite en faisant fi de certains modèles de représentations qui, à la fin du Moyen Âge, sont suffisamment éprouvés pour attirer notre attention. Que les bourreaux du Christ soient invariablement représentés dans les vêtements courts des artisans mécaniques, craquants de toutes parts et généralement bariolés, n'est rien moins qu'anodin quant à l'image de ce vêtement telle qu'elle s'expose, à une certaine date, dans les manuscrits enluminés exécutés pour les princes. Au XVe siècle en effet, le pourpoint [41] est redevenu un vêtement de dessous, qu'on ne saurait arborer que dans des circonstances particulières, essentiellement à la guerre, dans l'exercice d'un service curial ou d'un travail physique. Il renvoie donc davantage au monde déprécié du travail et de la domesticité, quand bien même elle s'exerce à la cour. Pourtant, les grands seigneurs du XVe et du XVIe siècles continuent de se faire faire des pourpoints par leur tailleur. Simplement le port de ce vêtement a changé, il n'est plus l'objet d'un engouement exclusif dont les chroniques nous ont décrit l'impact. L'image est donc précieuse pour nous faire prendre conscience du port et des attitudes vestimentaires, et pas seulement d'une pièce de l'habillement qui n'apparaît jamais seule, ni pour elle-même. Les précieux pourpoints des inventaires, autour de 1400, ne sont guère visibles qu'à l'encolure ou aux emmanchures, de sorte qu'il est difficile, au vu des seules images, d'en apprécier la matérialité.
L'effet de distanciation des images médiévales est volontiers horizontal : social avant tout, parfois géographique (les deux étant souvent mêlés), plus rarement historique. Ce que l'on appellerait aujourd'hui « l'effet couleur locale » — qui ne va pas de soi, loin s'en faut — est en ce sens introuvable. Pour autant, tous les personnages ne sont pas uniformément vêtus. La Vierge, les prophètes, et tous les personnages relevant d'une surnature sont ainsi vêtus de linges aériens, blancs ou monochromes, dont la forme peu définie et extrêmement mouvante n'appartient qu'à eux. Et dans les nombreuses traductions françaises de Tite Live commandées et abondamment illustrées pour les princes du XVe siècle, les anciens Romains reçoivent des vêtures « exotiques » qui semblent à première vue étrangères au vestiaire contemporain. En réalité, le mode d'association des pièces est fort semblable, et si ces dernières incluent un certain merveilleux commun aux récits des voyageurs, on aurait tort de les voir comme des vêtements dans lesquels se donnent libre cours « rêveries et phantasmes collectifs » [42]. L'image procède toujours à un subtil bricolage des apparences qui n'est pas sans intérêt au regard des pratiques vestimentaires contemporaines.
Il importe enfin de garder présent à l'esprit combien ces manuscrits illustrés, livres de commandes et objets de contrats précis, nous montrent davantage des habitudes picturales en matière de costume que des vêtements réellement portés. Supposer que le peintre s'inspirait de ce qu'il avait sous les yeux, y mêlant ici ou là un peu de « fantaisie », c'est prêter aux œuvres médiévales un naturalisme parfaitement anachronique, et faire peu de cas du réel qu'elles donnent à voir : non pas une « tranche de vie », ni un « point de vue »r mais la représentation d'un ordre social où la diversité» pour être pensable, est ramenée à un ordre culturel familier. Dès lors, la variété des usages vestimentaires est une véritable métaphore du corps social qui occupe alors la réflexion politique. Il s'agit bien de prendre la mesure des différences, et les corps vêtus que l'on observe dans les manuscrits du XVe siècle sont en définitive en nombre limité, car ils visualisent des ports vestimentaires « fonctionnels » (les habits courts du courtisan, la robe longue et ample du sage, etc.). L'occurrence des mêmes vêtements, dans ces images, atteste du succès d'une convention picturale comme de l'image du monde partagée par les commanditaires princiers de ces livres [43].
L'illusion matérielle
L'objet-vêtement est ainsi toujours pris en charge par une parole ou un usage qui lui donne son sens tout en le privant de sa matérialité. À cet égard, les restes vestimentaires qui ont échappé à la destruction du temps, pièces entières ou plus fréquemment fragments, sont la trace bien réelle, mais souvent illisible, de son existence. De fait ces traces sont peu sollicitées par l'histoire du costume, alors même qu'elle en appelle la résurrection. Il est vrai que pour la période ici envisagée, peu de vêtements profanes ont été conservés, et l'éparpillement muséographique des fragments textiles ne facilite pas la tâche des chercheurs. L'histoire du costume dispose donc, avec les textes et les images contemporains, d'un matériau plus solidement constitué, et néanmoins paradoxal puisque sa quête demeure le vêtement et non ses représentations.
Plus important que l'inévitable disparité des sources, il faut s'interroger sur le fait que l'étude des pièces textiles est l'affaire de techniciens, la plupart archéologues ou spécialistes textiles, et non d'historiens proprement dits. Or, s'il est relativement facile d'établir les composantes techniques voire les conditions de fabrication d'un objet-vêtement, il est plus malaisé, au vu de ces données, d'en proposer une datation. Quant à l'usage de cet objet, à son environnement culturel et à sa portée historique, ne relevant pas du domaine technique à proprement parler, ils sont renvoyés aux historiens, ou bien à la tradition historique alors en vogue.
C'est ainsi que le pourpoint attribué à Charles de Blois, pièce singulière dont on possède peu d'exemplaires pour la même période, a fait l'objet de travaux techniques récents sans susciter de nouvelles recherches de type historique ou méthodologique. En 1987, la restauration de cette pièce a donné lieu à l'établissement d'un dossier technique qui analyse l'étoffe mais se pose peu de questions quant à la forme vestimentaire elle-même, domaine de l'histoire du costume. En 1992 [44] de nouvelles propositions sont faites quant à la provenance de l'étoffe, sans que celle du vêtement lui-même soit abordée. Elle n'a pourtant jamais fait l'objet d'une recherche assidue, et l'on admet encore aujourd'hui sans la moindre critique la thèse de Louis de Farcy selon laquelle ce vêtement, qui a appartenu à Charles de Blois, provient du couvent des Carmes d'Angers sans que l'on sache comment il y est arrivé. En outre, si l'histoire du pourpoint est bien connue depuis la fin du XVè siècle, on en perd la trace pour l'époque antérieure. Autrement dit, nous connaissons aujourd'hui cet objet jusqu'à la moindre fibre, sans être capables de dire dans quel milieu il a été fabriqué ni comment il est parvenu jusqu'à nous. La connaissance technique de ce vêtement, disproportionnée par rapport à sa méconnaissance historique, est d'un moindre secours à l'égard du projet traditionnel de l'histoire du costume.
Cet exemple, sans doute non unique, révèle les disparités criantes entre les disciplines et les méfaits d'une atomisation de la recherche dans un domaine où, compte tenu de la diversité des matériaux rencontrés, une collaboration entre les chercheurs semble la seule garantie d'une approche cohérente.
Surtout, il montre à quel point l'objet-vêtement, qui a fondé cette discipline qu'est l'histoire du costume, demeure en définitive introuvable même lorsque sa trace matérielle est sous nos yeux. C'est dire si un vêtement, dès lors qu'il n'est plus porté ni pris en charge par un discours, autrement dit objet d'une représentation, cesse de signifier autre chose qu'une pièce d'étoffe dont seule l'analyse technique, en effet, peut rendre compte. Ce constat devrait nous amener à réfléchir, d'une part, sur notre actuelle manie de la reconstitution, qu'elle opère dans la muséologie comme dans le cinéma, dont l'efficacité est pour le moins problématique. D'autre part, cette fascination constante voire ce fétichisme de l'objet, alors même qu'il demeure insaisissable, montre l'urgence qu'il y a à reformuler les enjeux d'une histoire du costume dont l'appellation vieillie ne peut à l'évidence témoigner. La méthode, en la matière, ne consisterait-elle pas, au lieu d'amasser les reliques d'une réalité mythique, à s'ouvrir au contraire à l'imaginaire transmis par les représentations, quitte à déployer ce que Michel Foucault nommait « l'espace d'une dispersion » ?
Notes :
1. P. Scott, The Book of Silk, Londres, 1993, traduit (fort mal) en français par Patricia Juraver pour les éditions de l'Imprimerie Nationale.
2. L. Monnas, « The Cloth of Gold of the Pourpoint of the Blessed Charles de Blois : a pannus tartaricus ? », Bulletin du CIETA, n° 70, 1992, pp. 116-129, avec une analyse technique par Gabriel Vial.
3. L. de Farcy, Le pourpoint de Charles de Blois, collection J. Chappée, Le Mans, Banderitter, s.d. (1907 ?). Cette étude a été à nouveau publiée en 1911 à Angers, chez Grassin, sans les illustrations.
4. Il y en aura peut-être dans la monographie que Karen Watts prépare sur l'armure conservée dans le Trésor de la cathédrale de Chartres, très proche du vêtement de Lyon. Pour ma part, je travaille en ce moment sur les pièces de ce « dossier » passionnant et sur sa longue tradition historiographique.
5. Pionnier du genre en France et toujours stimulant pour qui entreprend une réflexion sérieuse sur le sujet, les travaux de Roland Barthes, finalement peu cités et encore moins suivis : « Histoire et sociologie du vêtement. Quelques observations méthodologiques », Annales ESC, 1957, pp. 430-441. Id., Le système de la mode, Paris, 1967. J'avais proposé, dans le premier numéro des Cahiers du Léopard d'or (1989), un bilan historiographique des différentes approches du phénomène vestimentaire, qu'il conviendrait de mettre à jour.
6. F. Piponnier, «Le costume nobiliaire dans la France du bas Moyen Âge », dans Adelige Sachkultur des Spâtmittelalters, Krems, 22-25 septembre 1980, pp. 343-363 (Ôsterreichische Akademie der Wissenschaften, Philosophisch-Historische Klasse).
7. Dernièrement, le livre d'Agnès Page intitulé Vêtir le prince. Tissus et couleurs à la cour de Savoie (1427-1447), Lausanne, 1993 (Cahiers lausannois d'histoire médiévale 8).
8. Cité dans Itinéraires de Philippe le Hardi et de Jean sans Peur, ducs de Bourgogne (1363-1419), E. Petit éd., Paris, 1888, p. 530.
9. La meilleure mise au point sur ces transformations est aujourd'hui l'ouvrage, malheureusement peu courant, de Stella Mary Newton, Fashion in the age of the Black Prince, Woodbridge, 1982.
10. E. Viollet-Le-Duc, Dictionnaire raisonné du mobilier français de l'époque carolingienne à la Renaissance, vol. 3 et 4 : Vêtements, bijoux de corps, objets de toilette, Paris, 1872-1873.
11. Ibid., vol. 4, p. 112, fig. 1 et 4.
12. J. Quicherat, Histoire du costume en France depuis les temps les plus reculés jusqu'à la fin du XVIè siècle, Paris, 1875.
13. A. Harmand, Jeanne d'Arc, ses costumes, son armure, Paris, 1929.
14. Il faut cependant signaler que le pourpoint de Lyon est actuellement daté de la fin du xiv siècle, et sans doute est-il plus proche des années 1380 que de l'année de la mort de Charles de Blois (1364), alors que le pourpoint décrit par A. Harmand est situé autour de 1430. Cela fait un décalage, problématique, proche du demi-siècle.
15. Ce dernier terme désigne, comme le décrit Du Cange, un vêtement long et ample dans sa partie inférieure. Comme on le suggérera ci-après, la longueur n'est peut-être pas la caractéristique essentielle du pourpoint, contrairement à l'opinion répandue en la matière.
16. F. Piponnier, Costume et vie sociale. La cour d'Anjou xiv-xv siècles, Paris- La Haye, 1970.
17. F. Boucher, Histoire du costume en Occident de l'Antiquité à nos jours, Paris, 1965. Cette assertion, donnée sans référence contemporaine, appartient manifestement à l'auteur.
18. Constatation faite par F. Boucher dans l'introduction à son Histoire du costume, mais privée de questionnement méthodologique.
19. Décrire les modifications des pièces vestimentaires dans les mêmes termes que l'évolution des espèces s'impose, de toute évidence, dans les ouvrages de vulgarisation. Ainsi constate-t-on des changements, plutôt que d'en prendre la mesure et d'en comprendre les conditions.
20. Auquel Viollet-le-Duc consacre également un long article dans le vol. 5 de son Dictionnaire, réservé au costume militaire et aux armes, pp. 437 sq.
21. La houppelande est un vêtement long et plutôt ample, très en vogue chez les hommes (mais aussi les femmes), autour de 1400. Certaines d'entre elles possèdent en effet, au-dessus de la partie inférieure du corps évasée, un buste rembourré identique à celui des pourpoints.
22. Ainsi la fortune du mot pourpoint, établie depuis le xixe siècle et familière aux amateurs du style troubadour, n'est pas du tout attestée à l'époque de Du Cange. De même le mot hénin, inconnu des lexiques médiévaux, est aujourd'hui passé dans l'usage courant pour désigner des coiffures féminines de forme conique.
23. F. Piponnier, « Le costume nobiliaire... », loc. cit. 24. Par exemple, l'ouvrage de Liselotte Eisenbart, Kleiderordnungen der deutschen Städte zwischen 1350 und 1700. Ein Beitrag zur Kulturgeschichte des deutschen Bùrgertums, Gôttingen, 1962. N. Bulst, « Zum Problem stàdtlischer und territorialer Kleider-, Aufwands — und Luxusgesetzgebung in Deutschland (13.-18. Jahrhundert) », dans Renaissance du pouvoir législatif et genèse de l'État moderne, A. Gouron et A. Rigaudière éd., Montpellier, 1988, pp. 29-57 (Publications de la Société d'histoire du droit et des institutions des anciens pays de droit écrit, III). D. Owen Hughes, « Sumptuary Law and Social Relations in Renaissance Italy », dans Disputes and Settlements : Law and Human Relations in the West, J. Bossy éd., Cambridge, 1986, pp. 3-59. 25. L'ouvrage de L. Trichet, Le costume du clergé, Paris, 1986, est à ce titre bien décevant. 26. 2 vol., Paris-Genève, réédition en 1981, avec une préface de Jacques Le Goff, de l'édition originale de 1926.
27. Sur ce genre de texte cf. la mise au point collective La littérature didactique, allégorique et satirique, Heidelberg, 1968 (Grundriss der Romanischen Literaturen des Mittelalters vol. 6).
28. Ce sont, parmi les plus connus, les Rerum Italicarum Scriptores collectés par Muratori, les Monumenta Germaniae Historica, les Scriptores Rerum Bohemicarum, les Fontes rerum Austriacarum, la Société de l'Histoire de France, la Early English Texte Society, etc.
29. Il s'agit des chroniques nationales ou urbaines publiées pour la plupart dans les grandes collections ci-dessus mentionnées, qui ont_ servi de base à ma thèse (inédite) sur les usages vestimentaires à la fin du Moyen Âge. Je ne prétends évidemment pas maîtriser l'historiographie des XIV et XV» siècles dans sa totalité.
30. Dans un article qui, sans susciter de nouveaux points de vue, n'a finalement pas eu la fortune critique qu'il méritait : « Les conditions de l'apparition du costume court en France vers le milieu du xiv siècle », dans Recueils de travaux offerts à Clovis Brunei. Mémoires et Documents publiés par la Société de l'École des Chartes, n° XII, 1951, pp. 183-192. 31. Giovanni Villani, Cronica, Florence, 1823, t. 7, pp. 5ss.
32. Vita di Cola di Rienzo, L. Muratori éd., dans Antiquitates Italicœ, t. III, col. 307-309. On consultera aussi la nouvelle édition par G. Porta, Anonimo Romano, Cronica, Milan, 1981, ch. 9.
33. Chronique latine de Guillaume de Nangis, avec les continuations de 1300 à 1368, H. Géraud éd., 2 vol., Paris, 1843.
34. Les Grandes Chroniques de France, J. Viard éd., 10 vol., Paris, 1920-1953.
35. Gilles Le Muisi, Annales, H. Lemaitre éd., Paris, 1906.
36. John of Reading, Chronicon, J. Tait éd., Manchester, 1914, p. 167.
37. Mais il pense à un vêtement porté en 136S, et non aux vêtements décrits par les Italiens pour les années 1340.
38. Par exemple l'ouvrage d'Elisabeth Birbari, Dress in Italian Painting (1460-1500), Londres, 1975.
39. Je pense ici, bien sûr, à la photographie de mode, qui ne saurait être confondue avec le vêtement qu'elle a précisément à charge de re-présenter.
40. Selon la définition d'Alberti citée par M. Baxandall, L'œil du Quattrocento, tr. fr., Paris, 1985 (éd. or. 1972).
41. Qu'il ne faut pas confondre avec la robe courte alors très en vogue parmi la jeunesse.
42. F. Piponnier, loc. cit.
43. Le portrait est sans doute l'image qui capte le mieux des effets de l'étoffe et la composition des apparences, tout comme les choix du personnage représenté. Or, ces images précises ont peu retenu l'attention des historiens du costume. Serait-ce que le réalisme est ici par trop énigmatique ?
44. Cf. L. Monnas, loc. dt.
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